AU-DELÀ DE L’ARGENT

CE QUE L’IA POURRAIT ENFIN RÉPARER

  1. AU-DELÀ DU POINT DE DÉRAILLEMENT
  2. PISTES DÉJÀ ENVISAGÉES POUR S’ÉMANCIPER DE L’ARGENT
  3. COMMENT L’IA POURRAIT NOUS SORTIR DE L’ARGENT
  4. SANS FRACAS

1. AU-DELÀ DU POINT DE DÉRAILLEMENT

1.1. L’EMPRISE DU POGNON
1.2. L’HUMANITÉ EN SURRÉGIME
1.3. L’IRRUPTION MALADROITE DES IA


1.1. L’EMPRISE DU POGNON

Je dois commencer par un constat cru. Vous pouvez largement passer au chapitre suivant si vous êtes déjà lucides sur le monde dans lequel nous vivons. Je recommande le documentaire «La fabuleuse histoire de l’argent» en quatre parties sur arte.

(1/4) «Et l’Homme créa la monnaie»
(2/4) «L’ère des empires»
(3/4) «La voie chinoise»
(4/4) «Et l’argent devint virtuel

La monnaie — comme beaucoup d’inventions majeures d’abord développée pour répondre à des impératifs de puissance et de domination, notamment militaires — cesse très tôt d’être un simple instrument d’échange. Elle devient, par cycles récurrents, le moteur aveugle d’un système qui finit par s’immiscer au cœur de nos vies sociales, psychologiques et même morales. À mesure qu’elle s’impose comme étalon universel de la valeur, elle reconfigure nos comportements, nos relations et nos priorités, au point de redéfinir ce que nous tenons pour normal, acceptable ou souhaitable. Le problème n’est pas l’argent en lui-même, mais l’enflure symbolique qu’il acquiert : ce pouvoir de supplanter tout le reste — la confiance, la coopération, la dignité, le sens, le bonheur, et parfois même la vérité.

Dans un environnement où tout — du toit au traitement médical — exige une monnaie rare et jamais assez disponible, la survie devient une compétition. Les gens arnaquent, mentent, manipulent non parce qu’ils seraient naturellement mauvais, mais parce qu’ils évoluent dans un jeu dont les règles poussent à se protéger aux dépens des autres. L’escroquerie par «Brad Pitt» et autres fraudes sentimentales, les mensonges fiscaux, les tricheries administratives ne sont pas des anomalies mais des symptômes. Ce système, par construction, fabrique de la défiance.

Le capitalisme industriel (centré sur la production de biens et services) puis le capitalisme financier (centré sur la circulation et la valorisation de l’argent lui-même) ont intensifié cette dynamique en récompensant les comportements qui maximisent le gain plutôt que le bien-être. Les entreprises sont encouragées à vendre plus, quitte à mentir en publicité, à créer de faux besoins, à concevoir des produits jetables ou nocifs pour la santé et l’environnement. Les individu·es sont conditionné·es à devenir non des citoyen·nes, mais des consommateur·rices, formé·es dès l’enfance à désirer, acheter, accumuler dans un cycle grisant et finalement épuisant.

Paradoxalement, plus ce système dysfonctionne, plus il pousse à reproduire ce qui l’abîme. Les plus fortuné·es optimisent leurs impôts pour protéger un capital disproportionné, les plus précaires bricolent des moyens de survivre, les états surendettés aggravent parfois les inégalités en tentant de les corriger, tandis que la planète encaisse les coûts : pollution, extraction, dégradation.

Le pognon n’est plus un outil au service de l’humanité : c’est l’humanité qui est devenue son outil. Cette emprise n’est pas récente, mais son intensité, sa vitesse et l’interconnexion mondiale ont créé un système qui tourne désormais sur lui-même, incapable de ralentir sans risquer de s’effondrer.

1.2. L’HUMANITÉ EN SURRÉGIME

L’humanité puise, transforme et rejette plus vite que la Terre ne peut reconstituer ou absorber. Nous avons dépassé le seuil où notre présence collective agit comme une force géologique : extraction massive, industrialisation des écosystèmes, artificialisation du vivant. Ce déséquilibre ne vient pas d’une fatalité démographique, mais d’un mode d’organisation qui exige toujours plus — toujours plus vite — sans jamais se demander si la planète peut suivre.

Ce surrégime écologique a son miroir humain. Pour maintenir la cadence de production, nous pressons nos propres corps, nos émotions, notre attention. Chaque minute devient capitalisable, chaque geste optimisé, chaque interaction évaluée. C’est la même logique qui surexploite les sols, les mers, l’air et les personnes. Le temps de repos se réduit, l’attention se fragmente, le stress chronique s’installe comme norme, et même les loisirs se transforment en performances.

L’humanité est épuisée. Elle vit au rythme d’un modèle qui épuise tout. Nous ne sommes pas seulement fatigué·e·s : nous sommes synchronisé·e·s avec une planète mise en surchauffe.

1.3. L’IRRUPTION MALADROITE DES IA

Présentée comme une solution miracle — capable d’optimiser tout, de prédire presque tout et d’automatiser ce qui peut l’être — elle vient se greffer sur un système qui utilise chaque innovation non pour ralentir, mais pour accélérer encore la course. Son arrivée, inévitable, n’a pas été harmonieuse. Maladroite non par essence, mais par contexte.

Au lieu de libérer du temps, les premières vagues d’IA, lancées sans véritable mode d’emploi collectif, servent à intensifier le modèle existant. Elles sont mobilisées pour optimiser l’extractivisme numérique — capter l’attention, anticiper des comportements, orienter des désirs — sans remettre en cause la logique qui épuise actuellement la planète et les esprits. L’un des outils les plus puissants jamais inventés se déploie avant même que la société ne sache comment l’intégrer, la réguler ou simplement la comprendre.

L’irruption maladroite de l’IA révèle surtout une tension cruciale : nous avons créé une technologie capable de redessiner notre monde, mais nous la faisons encore servir au monde tel qu’il dysfonctionne — au lieu de celui qu’il pourrait devenir. Au cœur de ce départ chaotique demeure une potentialité majeure : l’IA pourrait desserrer l’étau plutôt que le resserrer.


2. PISTES DÉJÀ ENVISAGÉES POUR S’ÉMANCIPER DE L’ARGENT

2.1. JUSQU’AU XIIIᵉ SIÈCLE
2.1.1. SOCIÉTÉS DU DON
2.1.2. MONASTÈRES MÉDIÉVAUX
2.1.3. CITÉS ANTIQUES ÉGALITARISTES
2.1.4. COMMUNAUTÉS RURALES AUTARCIQUES
2.1.5. JUSQU’AU XIIIᵉ SIÈCLE
2.2. XIIIᵉ SIÈCLE – XVIIIᵉ SIÈCLE
2.2.1. THOMAS D’AQUIN
2.2.2. MOUVEMENTS FRANCISCAINS RADICAUX
2.2.3. UTOPIES DE LA RENAISSANCE
2.2.4. MOUVEMENTS COMMUNALISTES ET ANABAPTISTES
2.2.5. LUMIÈRES ET CRITIQUE RATIONNELLE DE LA RICHESSE
2.2.6. TERRAIN INTELLECTUEL EN PRÉPARATION
2.3. XIXᵉ SIÈCLE
2.3.1. PIERRE-JOSEPH PROUDHON
2.3.2. CHARLES FOURIER
2.3.3. ROBERT OWEN
2.3.4. KARL MARX
2.3.5. ÉTIENNE CABET
2.3.6. FLORA TRISTAN
2.3.7. HENRY DAVID THOREAU
2.3.8. XIXᵉ SIÈCLE
2.4. XXᵉ SIÈCLE
2.4.1. KARL POLANYI
2.4.2. EXPÉRIENCES DE PLANIFICATION SOVIÉTIQUE
2.4.3. STAFFORD BEER ET LA CYBERNÉTIQUE SOCIALISTE
2.4.4. ÉCONOMIE PARTICIPATIVE D’ALBERT ET HAHNEL
2.4.5. MURRAY BOOKCHIN ET LE MUNICIPALISME LIBERTAIRE
2.4.6. GENE RODDENBERRY OU LA SOCIÉTÉ POST-PÉNURIE
2.4.7. TECHNIQUES SANS CAPACITÉ DE BASCULEMENT
2.4.8. SIÈCLE D’ESSAIS SANS LES OUTILS DÉCISIFS
2.5. XXIᵉ SIÈCLE PRÉ-IA
2.5.1. ELINOR OSTROM
2.5.2. LOGICIELS LIBRES ET ÉCONOMIE DU PARTAGE
2.5.3. MONNAIES LOCALES ET SYSTÈMES D’ÉCHANGE NON CAPITALISTES
2.5.4. ALTER-MONDIALISME ET CRITIQUES POST-CAPITALISTES
2.5.5. BIENS COMMUNS NUMÉRIQUES ET ÉMERGENCE DU «PAIR-À-PAIR»
2.5.6. BITCOIN ET PREMIÈRES CRYPTO-MONNAIES
2.5.7. LIMITES STRUCTURELLES DU XXIᵉ SIÈCLE PRÉ-IA
2.5.8. PRÉPARER LE TERRAIN SANS POUVOIR FRANCHIR LE PAS
2.6. XXIᵉ SIÈCLE — IA
2.6.1. IA COMME OUTIL DE COORDINATION
2.6.2. AUTOMATISATION DU TRAVAIL ET FRAGILISATION DU SALARIAT
2.6.3. RETOUR DU CALCUL ÉCONOMIQUE
2.6.4. VERS DES COMMUNS AUTOMATISÉS
2.6.5. RETOUR D’UN IMAGINAIRE POST-MONNAIE
2.6.6. PREMIERS DÉBATS CONTEMPORAINS
2.6.7. POSSIBILITÉ TECHNIQUE ENFIN LÀ


2.1. JUSQU’AU XIIIᵉ SIÈCLE

Bien avant l’ère industrielle, de nombreuses sociétés ont envisagé intuitivement ou consciemment des modes d’organisation ne reposant pas sur la monnaie telle que nous la connaissons. Dans les communautés villageoises, les monastères médiévaux, les cités antiques et même certaines traditions religieuses, l’argent n’était ni central ni considéré comme indispensable à l’ordre social. La circulation des biens s’opérait par le don, l’obligation morale, le partage ou la redistribution. Ces systèmes ne cherchaient pas à abolir la monnaie, souvent rare ou inexistante, mais démontraient qu’une société pouvait fonctionner en grande partie sans elle. Cependant, aucune de ces expériences n’a réussi à créer un modèle extensible : elles restaient limitées à des communautés restreintes, dépendantes du pouvoir politique ou des structures économiques environnantes.

2.1.1. SOCIÉTÉS DU DON (Antiquité et haut Moyen Âge)

Dans de nombreuses cultures pré-monétaires — des sociétés celtes aux communautés germaniques — l’économie reposait en grande partie sur le don et le contre-don. L’échange n’était pas une transaction marchande, mais un acte social destiné à tisser des alliances, garantir la paix ou établir un prestige. La solidarité formait la colonne vertébrale de la communauté. La valeur ne se mesurait pas en pièces mais en relations entretenues.

Cela n’a pas fonctionné car ces systèmes reposaient sur des groupes humains relativement petits, très homogènes et interconnectés. Dès que les sociétés se sont complexifiées — urbanisation, spécialisation du travail, augmentation des distances — le don n’a plus suffi comme mécanisme de coordination.

2.1.2. MONASTÈRES MÉDIÉVAUX (VIᵉ–XIIIᵉ siècle)

Les communautés bénédictines ou cisterciennes fonctionnaient selon des règles où la propriété privée était abolie, où le travail était partagé et où la monnaie n’avait que peu d’utilité interne. Le monastère constituait une micro-société où la production collective répondait aux besoins de toutes et tous, anticipant parfois une forme de socialisme spirituel fondé sur la discipline et la coopération.Ces organisations reposaient sur des conditions extrêmement strictes : un engagement religieux fort, une hiérarchie sans contestation et surtout une autosuffisance permise par des dons extérieurs et par un environnement politique protecteur. Elles étaient soutenues par une économie monétaire plus large dont elles restaient dépendantes.

2.1.3. CITÉS ANTIQUES ÉGALITARISTES (Grèce antique, périodes archaïques)

Certaines cités grecques, comme Sparte, ont tenté de réduire radicalement l’usage de la monnaie, parfois en la remplaçant par des objets de faible valeur (barres de fer, restrictions d’échange) pour décourager l’accumulation et limiter la corruption. L’objectif était de préserver une société d’égaux fondée sur la frugalité et la vertu civique plutôt que sur la richesse.

Ces systèmes étaient malheureusement imposés par une autorité politique forte et ne fonctionnaient que dans un cadre militaire ou oligarchique. Ils se sont effondrés dès que les échanges extérieurs ont augmenté ou que la pression commerciale du monde grec s’est intensifiée.

2.1.4. COMMUNAUTÉS RURALES AUTARCIQUES (Europe médiévale)

Dans les villages médiévaux, l’économie reposait avant tout sur l’autoproduction, l’entraide, les corvées collectives et les redevances en nature. L’argent circulait très peu : une grande partie de la vie matérielle se déroulait sans transactions monétaires. Ce mode d’organisation limitait la dépendance au marché et renforçait les liens sociaux.

Ces communautés étaient vulnérables aux crises agricoles, aux guerres, aux prélèvements féodaux et surtout à l’expansion progressive du commerce. L’augmentation des échanges et la montée des villes ont rendu la monnaie indispensable à plus grande échelle.

2.1.5. JUSQU’AU XIIIᵉ SIÈCLE

Avant le XIIIᵉ siècle, de nombreuses formes de vie collective ont fonctionné avec peu ou pas d’argent. Elles prouvent qu’une société peut limiter la place de la monnaie, mais aucune n’a réussi à s’étendre ou à durer lorsque la complexité sociale a augmenté. Le manque d’outils de coordination, l’impossibilité de gérer des réseaux vastes et la dépendance aux structures politiques dominantes rendaient ces modèles fragiles. On ne trouve donc pas encore une pensée explicite de la « sortie de la monnaie », mais une série d’expériences partielles qui, rétrospectivement, annoncent les réflexions beaucoup plus structurées qui émergeront au XIXᵉ siècle.

2.2. XIIIᵉ SIÈCLE – XVIIIᵉ SIÈCLE

Entre le Moyen Âge et le siècle des Lumières, les réflexions sur la monnaie évoluent profondément, sans toutefois former encore des projets cohérents de société sans argent. Ce long intervalle voit apparaître des critiques morales, religieuses ou philosophiques de l’enrichissement, ainsi que des expérimentations communautaires cherchant à contourner la logique marchande. La monnaie n’est pas encore perçue comme un système modifiable, mais comme un fait social immuable. De nombreux penseurs et mouvements esquissent des manières de la limiter, de la moraliser ou d’en réduire l’emprise. Ces trajectoires annoncent, parfois malgré elles, les débats modernes sur l’émancipation économique

2.2.1. THOMAS D’AQUIN (1225–1274)

Il reprend et formalise la doctrine du «juste prix», affirmant que l’échange ne doit pas être un moyen d’exploiter autrui. Il condamne l’usure, considérée comme une forme d’enrichissement sans travail réel et soutient que l’économie doit rester subordonnée à la morale et au bien commun. En posant ainsi des limites éthiques à l’usage de la monnaie, il ouvre la voie à une critique structurelle du profit comme moteur social.

La pensée scolastique n’avait aucun outil institutionnel pour imposer ses principes. Les états en expansion avaient besoin de finances, la bourgeoisie marchande devenait influente et le capitalisme commercial naissant reposait précisément sur des mécanismes d’accumulation que la doctrine morale ne pouvait contrer durablement.

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2.2.2. MOUVEMENTS FRANCISCAINS RADICAUX (XIIIᵉ–XIVᵉ siècles)

Une partie du mouvement franciscain adopte une position radicale contre la propriété privée et l’accumulation. Pour ces communautés, vivre sans argent est une manière de s’émanciper de la domination sociale qu’il exerce. Certaines expériences tentent même d’instaurer des formes de vie communautaire dépourvues de transactions monétaires internes, fondées uniquement sur le partage.

Ces expériences dépendaient du soutien matériel extérieur et restaient intégrées dans une société profondément marchande. Leur rejet institutionnel par l’Église, qui voyait dans ces pratiques un danger pour son autorité, a empêché toute expansion durable de ce modèle.

2.2.3. UTOPIES DE LA RENAISSANCE (XVIᵉ siècle)

Des auteur·ices comme Thomas More (1478-1535) imaginent des sociétés où la monnaie est fortement réduite ou disparaît presque. «Utopia» décrit une organisation collective où le bien commun prime et où l’argent n’a qu’un rôle marginal. De telles visions montrent que l’idée d’une société non monétaire devient pensable, au moins sur le plan conceptuel. Ces propositions restent littéraires et symboliques. Elles ne s’accompagnent d’aucun dispositif matériel, administratif ou économique permettant leur mise en œuvre. Leur fonction est critique, pas opérationnelle, ce qui limite leur portée pratique.

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2.2.4. MOUVEMENTS COMMUNALISTES ET ANABAPTISTES (XVIᵉ siècle)

Certains groupes anabaptistes, notamment ceux établis en Europe centrale, instaurent des communautés où les biens sont mis en commun. Leur objectif est de neutraliser les effets corrosifs de la propriété privée et de réduire fortement l’usage de la monnaie. Ces expériences visent à reconstruire une forme de société égalitaire par l’autonomie et la coopération. Ces communautés sont rapidement persécutées par les pouvoirs politiques et religieux, qui voient dans la suppression de la propriété privée une menace directe pour l’ordre social. De plus, leur isolement et leurs moyens matériels limités rendent impossible une expansion durable.

2.2.5. LUMIÈRES ET CRITIQUE RATIONNELLE DE LA RICHESSE (XVIIIᵉ siècle)

Des penseurs comme Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) mettent en lumière le rôle destructeur de la propriété privée et de l’accumulation dans la corruption morale et politique. Sans proposer explicitement d’abolir la monnaie, il souligne que la dépendance économique produit l’inégalité et la perte de liberté. Parallèlement, certains courants physiocratiques et égalitaristes explorent des modèles de redistribution radicale, annonçant des propositions plus structurées qui émergeront au XIXᵉ siècle. Les états modernes se centralisent et se financent par l’impôt, le commerce mondial explose et le capitalisme industriel se prépare à naître. Les idées critiques restent philosophiques et aucune technologie ni structure économique ne permet encore d’imaginer une organisation non monétaire complexe.

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2.2.6. TERRAIN INTELLECTUEL EN PRÉPARATION

Du XIIIᵉ au XVIIIᵉ siècle, critiques morales, expériences religieuses, utopies littéraires et projets communautaires esquissent des façons de réduire l’emprise de la monnaie. Aucun de ces modèles ne parvient à s’imposer, car les conditions matérielles, techniques et politiques nécessaires à une société non monétaire n’existent pas encore. Cependant, ces tentatives accumulent des intuitions clés : que l’argent est une construction sociale, que ses usages peuvent être limités et que d’autres formes d’organisation sont imaginables.

2.3. XIXᵉ SIÈCLE

Bien avant l’invention des intelligences artificielles, le XIXᵉ siècle a vu naître une série de réflexions radicales sur la possibilité d’une société libérée de l’argent, ou du moins de son pouvoir structurant. Dans un contexte de révolution industrielle, d’exode rural et d’explosion des inégalités, plusieurs penseur·euses ont questionné la nécessité même de la monnaie, de la propriété privée ou de la valeur marchande. Certain·e·s ont même imaginé des modèles coopératifs ou communautaires ; d’autres ont tenté des expériences concrètes. Aucune de ces tentatives n’a abouti durablement — mais toutes éclairent les fondations intellectuelles des débats contemporains sur la sortie de l’économie monétaire.

2.3.1. PIERRE-JOSEPH PROUDHON (1809–1865)

Il défend l’idée de remplacer la monnaie traditionnelle par des systèmes d’échange mutuel fondés sur la valeur-travail. Dans ce modèle, des banques du peuple émettraient des bons représentant une quantité de travail réel, permettant d’échanger des biens et services sans passer par l’accumulation spéculative. L’objectif était de redonner à l’économie une base concrète, mesurable et égalitaire.

Cette idée n’a pas abouti parce qu’elle se heurtait à plusieurs obstacles majeurs : l’absence d’outils de calcul fiables, l’impossibilité de coordonner de tels échanges à grande échelle et la résistance frontale des détenteurs de capitaux qui voyaient dans ce système une menace directe à leur pouvoir économique. Sans infrastructures techniques ni soutien institutionnel, le projet est resté théorique.

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2.3.2. CHARLES FOURIER (1772–1837)

Il propose d’organiser la société en «phalanstères» : de grandes communautés autosuffisantes où l’argent deviendrait progressivement inutile grâce à une répartition harmonieuse des tâches, des ressources et des plaisirs. Dans cet ordre social idéal, la coopération remplacerait la compétition et chaque personne trouverait naturellement sa place dans un ensemble productif et solidaire.

Mais cette utopie n’a jamais réussi à se stabiliser. Ses «phalanstères» expérimentaux se sont heurtés à un manque de structures de gouvernance, à des conflits internes mal anticipés et à une dépendance inévitable envers l’économie marchande environnante. Sans outils pour organiser efficacement la distribution, la coordination et la décision collective à grande échelle, ces communautés sont restées fragiles et n’ont pas survécu à la réalité matérielle.

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2.3.3. ROBERT OWEN (1771–1858)

L’idée consistait à créer des communautés coopératives fondées sur le partage, l’éducation et la propriété collective des moyens de production. Le village expérimental de «New Harmony» qu’il a fondé en 1825 aux États-Unis devait démontrer qu’une société pouvait fonctionner sans pauvreté et sans compétition économique, en misant sur la contribution et l’épanouissement collectif.

Ces expériences n’ont pas fonctionné car ces communautés se sont heurtées à l’absence d’outils de planification efficaces, à des tensions internes difficiles à arbitrer et à un environnement capitaliste dominant qui les rendait économiquement fragiles. Elles étaient pensées pour être autonomes, mais dépendaient malgré elles d’un marché plus vaste qui ne partageait pas leurs valeurs — un décalage structurel impossible à surmonter avec les moyens de l’époque.

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2.3.4. KARL MARX (1818–1883)

Il a formulé l’idée d’une société où la monnaie s’efface progressivement au profit d’une organisation économique fondée sur les besoins réels. Dans cette vision post-capitaliste, l’abondance collective rend l’échange monétaire superflu, tandis que la production est planifiée démocratiquement pour répondre aux nécessités de toutes et tous.

Au XIXᵉ siècle, cette transformation demeurait inaccessible : elle supposait un niveau d’automatisation, de coordination et de traitement de données totalement hors de portée. Faute d’outils techniques et sociaux permettant d’expérimenter cette transition, l’idée est restée théorique, impossible à matérialiser dans les conditions de l’époque.

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2.3.5. ÉTIENNE CABET (1788–1856)

Il défend l’idée d’un communisme utopique fondé sur l’égalité absolue, qu’il projette dans sa communauté idéale «Icarie». Dans ce modèle, l’argent devait disparaître au profit d’une organisation intégralement collective : une production mutualisée, une distribution centralisée et une vie commune pensée pour abolir la concurrence et la pauvreté. Il voyait dans cette suppression de la monnaie un moyen de libérer les individu·e·s des rapports de domination économique et de replacer la coopération au centre de la vie sociale.

Ses expérimentations concrètes se heurtèrent rapidement aux limites de l’époque. Les colonies icariennes, implantées principalement aux États-Unis, furent minées par des rivalités internes sur la gouvernance, par un manque de compétences variées pour assurer une véritable autonomie et par une dépendance persistante au marché environnant. Isolées dans un monde capitaliste beaucoup plus vaste, elles n’eurent ni les outils ni les infrastructures pour fonctionner durablement hors de la logique monétaire.

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2.3.6. FLORA TRISTAN (1803–1844)

Elle défend l’idée d’une union internationale des travailleur·ses capable de dépasser la logique marchande en organisant la solidarité à grande échelle. Elle imagine des «maisons ouvrières» — des structures coopératives offrant logement, éducation, entraide et autonomie économique — qui permettraient de réduire la dépendance à l’argent en favorisant la mise en commun des ressources et des compétences.

Cette vision n’a pas pu aboutir. Les sociétés restaient profondément patriarcales, limitant la participation des femmes à la vie économique et politique, ce qui affaiblissait l’universalité de son projet. De plus, les forces économiques dominantes, soutenues par des états protecteurs du capital, ont empêché l’émergence d’institutions alternatives capables de rivaliser avec l’ordre marchand établi. Ce manque d’appui politique et social a empêché les embryons de cette organisation de se stabiliser et de se multiplier.

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2.3.7. HENRY DAVID THOREAU (1817–1862)

Il développa l’une des critiques les plus radicales du capitalisme naissant en expérimentant une vie volontairement frugale et largement déconnectée du commerce et des superstructures économiques. Sans chercher à abolir la monnaie, il affirma que l’émancipation individuelle pouvait naître d’une réduction drastique de la dépendance au système monétaire : produire davantage par soi-même, consommer moins, reprendre possession de son temps. Cette proposition, profondément morale et existentielle, invitait à repenser la valeur et la liberté en dehors du marché.

Cette voie n’a pas pu devenir un modèle collectif. La simplicité volontaire repose sur des conditions matérielles rarement accessibles : disposer d’un terrain, d’un environnement relativement sûr, d’un temps non marchandisé et d’un capital social permettant de revenir au système en cas d’échec. Elle exige aussi une infrastructure extérieure qui continue, elle, de fonctionner selon des logiques industrielles et marchandes. Son expérience, admirable sur le plan philosophique, s’est révélée difficilement transposable à grande échelle dans une société déjà structurée par l’économie de marché.

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2.3.8. XIXᵉ SIÈCLE

Des critiques structurées du capitalisme et de l’usage de la monnaie prennent forme pendant ce siècle, mais toutes se heurtent à des obstacles similaires. Les sociétés imaginées ne disposent d’aucune technologie capable de coordonner efficacement la production ou la circulation des ressources. Sans outils de calcul, de communication ou d’organisation à grande échelle, la gestion d’un système complexe sans marché reste matériellement impossible. Les communautés expérimentales demeurent politiquement fragiles, menacées à la fois par leurs tensions internes et par la pression du monde marchand environnant. À cela s’ajoute la résistance farouche des structures économiques dominantes, prêtes à étouffer toute tentative de réorganisation sociale.

Malgré ces limites, ces expériences fissurent l’apparente évidence du système monétaire. Elles démontrent qu’une société affranchie de l’argent n’est pas une rêverie naïve, mais un horizon conceptuel sérieux.

2.4. XXᵉ SIÈCLE

Le XXᵉ siècle marque une rupture décisive. Pour la première fois, la sortie de l’économie monétaire cesse d’être une intuition morale ou une utopie littéraire pour devenir une question technique, politique et organisationnelle. L’industrialisation avancée, la planification étatique, l’essor de l’informatique, les théories cybernétiques et les mouvements artistiques ou culturels transforment la réflexion : ce n’est plus seulement pourquoi sortir de l’argent qu’on se demande, mais comment.

2.4.1. KARL POLANYI (1886–1964)

Il montre que l’économie de marché n’a rien de naturel. Pendant la majeure partie de l’histoire humaine, l’échange reposait sur la redistribution et la réciprocité plutôt que sur la monnaie. Son œuvre majeure, «La Grande Transformation» (1944), affirme que la société doit reprendre le contrôle de l’économie au lieu de s’y soumettre. Il ne propose pas d’abolir l’argent, mais il en critique la centralité et imagine des systèmes où la valeur serait assurée par des mécanismes sociaux, non par le marché. La reconstruction économique d’après-guerre, l’expansion du capitalisme et la guerre froide ont rendu impossible une transformation structurelle du système monétaire. Les institutions internationales ont consolidé le rôle de la monnaie plutôt que de l’affaiblir.

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2.4.2. EXPÉRIENCES DE PLANIFICATION SOVIÉTIQUE

Dans les années 1920–1970, l’URSS et d’autres pays socialistes tentent de remplacer la coordination marchande par une planification centralisée. Dans certaines versions théoriques — notamment chez Nikolaï Boukharine (1888-1938) ou Evgueni Preobrajenski (1886-1937) — la monnaie devait perdre progressivement son rôle pour laisser place à une distribution directe basée sur les besoins et la participation au travail. Cette planification reposait sur une quantité d’informations impossible à traiter sans outils computationnels avancés. Les systèmes bureaucratiques étaient trop lents, trop rigides et trop opaques pour remplacer efficacement les signaux du marché. La pénurie, la corruption et les erreurs de planification ont compromis l’idée même d’une économie sans monnaie.

2.4.3. STAFFORD BEER (1926–2002) ET LA CYBERNÉTIQUE SOCIALISTE

Cet ingénieur britannique tente de créer un système de pilotage économique en temps réel capable de remplacer les mécanismes monétaires. Son projet le plus célèbre «Cybersyn» (années 1970), mené au Chili sous Salvador Allende, utilise les premières technologies cybernétiques pour coordonner la production nationale grâce à des algorithmes, des capteurs et un centre de contrôle. Le projet est interrompu par le coup d’état militaire de 1973. Sur le plan technique, l’infrastructure informatique de l’époque était encore trop limitée pour traiter des données massives. «Cybersyn» reste une démonstration visionnaire, mais prématurée.

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2.4.4. ÉCONOMIE PARTICIPATIVE DE MICHAEL ALBERT (1947) ET ROBIN HAHNEL (1946)

L’«économie participative» ou «pare-con» (années 1980–1990) propose un système où les prix ne sont pas dictés par le marché mais calculés collectivement selon les besoins, les préférences et les capacités de production. L’argent devient un outil comptable temporaire, destiné à mesurer les efforts et les ressources, non à créer de l’accumulation. Ce modèle exige une participation collective extrêmement exigeante et des capacités de calcul gigantesques pour équilibrer les besoins de millions de personnes. Avant Internet et l’IA, un tel système était matériellement irréalisable.

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2.4.5. MURRAY BOOKCHIN (1921-2006) ET LE MUNICIPALISME LIBERTAIRE

Il imagine des sociétés décentralisées (années 1960–1990) où la démocratie directe et la mise en commun locale réduiraient progressivement la dépendance à la monnaie. Pour lui, la technologie doit permettre d’automatiser le travail pénible afin de libérer l’humain pour la participation politique. Ces propositions reposaient sur des transformations politiques de grande ampleur, incompatibles avec les états-nations existants. De plus, l’automatisation était encore trop limitée pour soutenir ce modèle.

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2.4.6. GENE RODDENBERRY (1921–1991) OU LA SOCIÉTÉ POST-PÉNURIE de «Star Trek»

À partir de 1966, ce scénariste et producteur américain imagine avec «Star Trek» l’une des visions les plus influentes d’une société post-monétaire. Dans son univers, les avancées technologiques — notamment les «réplicateurs», machines capables de produire instantanément nourriture, objets ou matériaux — rendent la rareté matérielle obsolète. Au sein de la «Fédération des planètes unies», l’argent n’a plus de fonction économique réelle : chacun contribue selon ses talents, non pour assurer sa survie, mais pour participer à un projet collectif de connaissance et d’exploration.

Roddenberry propose ainsi mon modèle préféré où l’épanouissement individuel remplace la logique de profit et où la coordination sociale repose sur l’abondance technologique plutôt que sur les transactions. Cette vision, bien que fictionnelle, introduit au grand public l’idée qu’une civilisation avancée pourrait naturellement se passer d’argent.

Ce modèle dépend de technologies fictives capables d’éliminer presque entièrement la rareté — une condition impossible à atteindre au XXᵉ siècle et encore hors de portée au XXIᵉ, malgré les progrès de l’automatisation. Mais il joue un rôle culturel décisif en proposant pour la première fois à grande échelle une représentation cohérente, non dystopique et largement désirée d’une société post-monétaire. Cette fiction devient un laboratoire d’imagination collective et l’un des jalons fondateurs des réflexions contemporaines sur la sortie de l’économie monétaire.

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2.4.7. TECHNIQUES SANS CAPACITÉ DE BASCULEMENT

Dans les années 1990, des mouvements comme les logiciels libres, les communautés «open source» ou certaines expérimentations coopératives esquissent des organisations économiques partiellement détachées de la monnaie. Cependant, aucune technologie existante ne permet de coordonner efficacement la production, la distribution et les besoins d’une société entière.

2.4.8. SIÈCLE D’ESSAIS SANS LES OUTILS DÉCISIFS

Le XXᵉ siècle a produit les expériences les plus ambitieuses visant à réduire ou dépasser la monnaie : planification centralisée, cybernétique, modèles participatifs, mouvements autonomistes, fictions fondatrices. Pourtant, toutes ont échoué pour la même raison fondamentale : le manque de capacités de calcul, de coordination et d’information en temps réel. Ce siècle a montré que la sortie de la monnaie n’était plus seulement une idée morale, mais une question d’ingénierie sociale et technique. Il faudra attendre l’ère numérique — et l’arrivée des IA — pour que cette question cesse d’être théorique.

2.5. XXIᵉ SIÈCLE PRÉ-IA

Le début du XXIᵉ siècle voit émerger de nouvelles réflexions sur la possibilité de réduire ou dépasser la monnaie, mais cette fois dans un contexte profondément transformé : mondialisation avancée, révolution numérique, crise écologique, précarisation du travail et effondrement de la confiance dans les institutions financières. Les technologies en réseau, la pensée systémique, les communs numériques (ressources en ligne accessibles librement) et les expériences alternatives de gouvernance créent un terrain où l’idée d’une économie post-monétaire cesse d’être marginale.

Cependant, avant l’arrivée des intelligences artificielles modernes, aucun outil n’est encore capable de coordonner de manière robuste la production, la distribution et les besoins à grande échelle. Les projets restent fragmentaires, expérimentaux et peinent à dépasser une portée locale ou communautaire.

2.5.1. ELINOR OSTROM (1933–2012)

Elle étudie les communs numériques et montre que des communautés peuvent s’organiser sans dépendre d’un mécanisme monétaire dominant. Ses travaux démontrent que la coopération n’est pas un mythe : elle fonctionne, à condition d’avoir des règles claires, des mécanismes de gouvernance partagée et un suivi constant de la ressource. Les communs d’Ostrom fonctionnent pour des systèmes relativement limités (forêts, pêcheries, réseaux locaux). Les outils ne permettaient pas d’étendre ces principes à des sociétés complexes interconnectées mondialement.

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2.5.2. LOGICIELS LIBRES ET ÉCONOMIE DU PARTAGE

Dans les années 2000-2010, le mouvement du logiciel libre (GNU/Linux, Wikipédia, open source) propose un modèle de production où la valeur est créée en dehors de la logique marchande. La coordination se fait par la collaboration volontaire, l’évaluation par les pairs et l’accès libre aux ressources. C’est l’un des premiers exemples d’une production massive organisée sans prix. Ces modèles fonctionnent pour les biens immatériels — informations, logiciels — mais ne peuvent pas remplacer les infrastructures matérielles, logistiques et énergétiques d’une économie entière. L’absence d’outils de coordination matérielle limite leur portée.

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2.5.3. MONNAIES LOCALES ET SYSTÈMES D’ÉCHANGE NON CAPITALISTES

Au début de ce siècle, des milliers de monnaies locales (SEL, LETS, monnaies complémentaires) apparaissent pour relocaliser l’économie, favoriser les circuits courts et réduire la dépendance aux grandes institutions financières. Certaines expériences cherchent à réintroduire des valeurs sociales ou écologiques dans l’échange. Elles restent marginales, limitées géographiquement, dépendantes de la monnaie nationale et incapables de rivaliser avec l’infrastructure bancaire mondiale. Elles proposent une bouffée d’oxygène, mais pas un modèle de remplacement.

Le Léman

2.5.4. ALTER-MONDIALISME ET CRITIQUES POST-CAPITALISTES

Des penseur·euses comme David Graeber (1961–2020) ou Naomi Klein (1970) remettent en cause les fondements du capitalisme financier et son contrôle sur les sociétés. Graeber, notamment dans son ouvrage «Dette : 5000 ans d’histoire», montre que la monnaie n’est pas un outil neutre mais une construction politique souvent liée à la violence et que d’autres systèmes d’échange ont existé. La critique est brillante, mais les alternatives restent théoriques ou insuffisantes technologiquement.

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2.5.5. BIENS COMMUNS NUMÉRIQUES ET ÉMERGENCE DU «PAIR-À-PAIR»

L’économie du «pair-à-pair» («peer-to-peer») imagine une société où la production est distribuée, où chacun peut contribuer et où la valeur circule sans passer par un marché centralisé. Dans «The Wealth of Networks : How Social Production Transforms Markets and Freedom», Yochai Benkler (1964) théorise une économie collaborative capable de réduire l’importance de la monnaie. Les plateformes capitalistes (Uber, Airbnb) récupèrent rapidement le modèle, le monétisent et le transforment en économie extractive. Le pair-à-pair reste prisonnier du cadre marchand.

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2.5.6. BITCOIN ET PREMIÈRES CRYPTO-MONNAIES (2008–2015)

Bitcoin propose une monnaie sans banque centrale, reposant sur un réseau distribué. Pour certains, c’est un moyen de s’émanciper des institutions financières ; pour d’autres, un outil pour imaginer des systèmes économiques alternatifs basés sur la transparence. Le Bitcoin reste néanmoins une monnaie, avec spéculation, accumulation et inégalités intégrées. Il remplace une hiérarchie par une autre (les «mineurs», les détenteurs précoces). Ce n’est pas une sortie de l’économie monétaire, mais une variation interne.

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2.5.7. LIMITES STRUCTURELLES DU XXIᵉ SIÈCLE PRÉ-IA

Toutes ces tentatives ont un point commun : elles cherchent explicitement ou implicitement à contourner le rôle central de la monnaie. Elles butent cependant sur un obstacle majeur : l’absence d’outils capables de coordonner la complexité d’une société globale sans marché.

Les systèmes numériques permettent de partager l’information, mais pas de synchroniser la production ni de planifier en temps réel. C’est ici que l’arrivée des intelligences artificielles peut bouleverser la donne.

2.5.8. PRÉPARER LE TERRAIN SANS POUVOIR FRANCHIR LE PAS

Le début du XXIᵉ siècle accumule les intuitions, les critiques et les expérimentations, mais aucune ne parvient à supplanter l’économie monétaire. La coordination reste trop complexe, les outils trop limités, les structures trop fragmentées. Pourtant, ce terreau intellectuel, technologique et culturel rend possible ce qui paraissait impensable auparavant : imaginer sérieusement une société où la monnaie n’est plus nécessaire pour organiser la vie collective.

Les IA n’inventent pas cette idée. Elles arrivent au moment où elle devient techniquement envisageable.

2.6. XXIᵉ SIÈCLE — IA

L’apparition des intelligences artificielles avancées transforme profondément la manière dont les sociétés envisagent l’organisation économique. Alors que les siècles précédents manquaient d’outils capables de rivaliser avec le marché pour coordonner la production et la distribution, les IA introduisent enfin une alternative technique crédible. Ces technologies n’ont pas été conçues pour abolir la monnaie, mais elles révèlent qu’une société complexe pourrait théoriquement fonctionner sans elle. La monnaie pourrait cesser d’apparaître comme un mécanisme incontournable et devenir une option parmi d’autres.

2.6.1. IA COMME OUTIL DE COORDINATION

Les IA modernes démontrent leur capacité inédite à organiser la complexité en temps réel. Google DeepMind a montré, par exemple, qu’un algorithme peut optimiser la consommation énergétique de ses data centers de 30 à 40 % (DeepMind, DeepMind AI reduces Google Data Centre cooling bill, 2016). Des systèmes similaires gèrent déjà le trafic urbain, les réseaux électriques ou la logistique mondiale.

Là où la monnaie servait à synchroniser les décisions individuelles, l’IA propose une coordination directe, par calcul. Pour l’instant, cette puissance sert surtout à intensifier le modèle économique existant, comme le documente Shoshana Zuboff (1951) dans «The Age of Surveillance Capitalism» (2018), mais elle ouvre la possibilité technique d’autres formes d’organisation.

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2.6.2. AUTOMATISATION DU TRAVAIL ET FRAGILISATION DU SALARIAT

Les études économiques sur l’automatisation pointent depuis plusieurs années la capacité des IA à remplacer une large part du travail humain. Devenu une référence, le rapport «Frey & Osborne» (2013) a estimé que près de 47% des emplois américains étaient automatisables avec les technologies émergentes.

Dans une société où la production peut être largement automatisée, le lien historique entre travail, revenu et accès aux ressources se fragilise. Cette question est discutée dans des travaux comme ceux d’Erik Brynjolfsson (1962) et Andrew McAfee (1967) : «The Second Machine Age» (2014) souligne que le salariat n’est plus adapté à une économie sur-automatisée.

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2.6.3. RETOUR DU CALCUL ÉCONOMIQUE

Les IA redonnent une pertinence nouvelle aux modèles autrefois théoriques de planification ou de coordination algorithmique. Des travaux contemporains comme ceux de Paul Cockshott (1952) et Allin Cottrell (1953) «Towards a New Socialism» (1993, actualisé en 2012) démontrent par simulation que l’informatique moderne peut gérer des millions d’équations économiques — ce que les calculs du XXᵉ siècle ne permettaient pas. Les IA de modèle prédictif (transformers, RLHF, systèmes multi-agents) apportent une couche supplémentaire : la capacité de simuler des comportements complexes ou de prévoir les pénuries avant qu’elles ne surviennent.

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2.6.4. VERS DES COMMUNS AUTOMATISÉS

L’idée des «communs automatisés» s’inscrit dans la continuité des travaux d’Elinor Ostrom qui a montré que des communautés peuvent gérer collectivement des ressources sans marché ni état dans «Governing the Commons» (1990). La nouveauté apportée par l’IA est la possibilité d’assurer une surveillance, une régulation et une coordination continues, impossibles pour une administration humaine. Cette idée est discutée dans des travaux récents comme «The Commons as an Algorithm» (2018) de Felix Stalder (1968).

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2.6.5. RETOUR D’UN IMAGINAIRE POST-MONNAIE

La fiction accompagne cette transformation des possibles. La société post-pénurie décrite dans «Star Trek» est analysée sérieusement dans plusieurs travaux universitaires, par exemple : «Trekonomics : The Economics of Star Trek» (2016) de Manu Saadia (?) ; «Post-Scarcity Science Fiction and the Future of Work» (2019) de Joseph Pearce (1961). Ces analyses soulignent que les IA et l’automatisation rapprochent la réalité des modèles organisationnels imaginés dans la série : production automatisée, biens accessibles sans monnaie et coordination non marchande.

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2.6.6. PREMIERS DÉBATS CONTEMPORAINS

L’arrivée des IA fait émerger des réflexions publiques sur la possibilité de dissocier survie et revenu. Le débat sur un revenu universel, par exemple, s’est intensifié après les travaux de Philippe Van Parijs (1951) et Yannick Vanderborght (?) «Basic Income: A Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy» (2017). Ils y questionnent le rôle futur de la monnaie dans une économie automatisée. Des propositions plus techniques apparaissent dans des articles de recherche sur la «distribution automatique» ou la «planification algorithmique», comme «AI for Social Good: Using Artificial Intelligence to Save the World» (2024) de Rahul Dodhia (?). Ces discussions restent marginales, mais elles montrent que la question d’une société post-monnaie n’est plus cantonnée à la fiction ou au militantisme.

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2.6.7. POSSIBILITÉ TECHNIQUE ENFIN LÀ

Le XXIᵉ siècle marque le moment où l’idée d’une société sans argent devient techniquement pensable. Les IA n’ont pas aboli la monnaie, mais elles ont sapé son statut d’infrastructure indispensable. Pour la première fois, des outils existent pour calculer, prévoir, ajuster et coordonner en continu des systèmes économiques complexes, sans recourir à des mécanismes de prix. L’histoire humaine entre ainsi dans une phase paradoxale : la monnaie demeure partout, mais elle n’est plus nécessaire en théorie. La question centrale n’est plus celle de la faisabilité, mais celle de la volonté collective.


3. COMMENT L’IA POURRAIT NOUS SORTIR DE L’ARGENT

L’essor des intelligences artificielles n’abolit pas l’économie monétaire, mais il en fragilise plusieurs piliers : la nécessité de travailler pour survivre, la rareté matérielle qui justifie les prix et le rôle du marché comme mécanisme de coordination. L’IA n’est pas une garantie de transformation, mais elle introduit un potentiel inédit. Pour la première fois, une société pourrait fonctionner en grande partie sans monnaie, non par ascétisme idéologique, mais parce qu’une autre organisation deviendrait simplement plus efficace.

3.1. LIBÉRATION DU TRAVAIL
3.2. LIBÉRATION DES BESOINS FONDAMENTAUX
3.3. LIBÉRATION DE LA COORDINATION
3.4. L’OBSOLESCENCE PROGRESSIVE DE LA MONNAIE


3.1. LIBÉRATION DU TRAVAIL

L’économie monétaire repose sur un principe simple : il faut travailler pour obtenir les moyens de vivre. Or, depuis le début du XXIᵉ siècle, les avancées en automatisation — robotique, systèmes d’apprentissage, modèles génératifs — remettent radicalement en cause cette équation.

Des études comme celle du McKinsey Global Institute : «Jobs lost, jobs gained: What the future of work will mean for jobs, skills, and wages» (2017) ou l’analyse de Daron Acemoğlu (1967) et Pascual Restrepo (?) «Automation and New Tasks: How Technology Displaces and Reinstates Labor» (2019) expliquent que l’automatisation supprime ou transforme une large proportion des emplois, y compris qualifiés. Ces transformations ne signifient pas la disparition du travail, mais sa compression : une société technologiquement avancée peut produire l’essentiel de ses biens et services avec une quantité de travail humain bien inférieure. Si cette production reste concentrée entre les mains d’entreprises privées, elle nourrit les inégalités. Si elle sert l’intérêt collectif, elle devient la base d’un système où la survie n’est plus conditionnée au revenu.

Dans un monde où l’essentiel du travail productif est assumé par des machines, le salaire devient une anomalie historique. La monnaie perd sa fonction distributive, car il n’y a plus de rareté de travail à rémunérer. C’est la première faille structurelle dans l’économie monétaire.

McKinsey.comWikipediaLinkedIn

3.2. LIBÉRATION DES BESOINS FONDAMENTAUX

La monnaie sert traditionnellement à gérer l’accès à ce qui est limité : nourriture, énergie, soins, logement. Or l’IA améliore radicalement l’efficacité dans chacun de ces domaines.

Dans l’agriculture, les travaux de la FAO ou de Wageningen University montrent que les systèmes d’IA peuvent réduire les intrants, optimiser les rendements et permettre une production stable avec beaucoup moins de ressources.

Dans l’énergie, les réseaux intelligents documentés dans «IEEE Transactions on Smart Grid» démontrent que l’IA peut équilibrer l’offre et la demande en temps réel, réduire les gaspillages et rapprocher certaines infrastructures d’un fonctionnement quasi autonome.

Dans la santé, la revue «The Lancet Digital Health» publie chaque année des études démontrant l’efficacité des IA diagnostiques et prédictives, capables de réduire considérablement les coûts et d’améliorer l’accès aux soins.

Le logement, souvent perçu comme irréductiblement rare, peut lui aussi être repensé grâce à l’optimisation algorithmique de la construction, de la rénovation et de l’allocation des espaces, comme l’explorent les travaux du «MIT Media Lab» sur les systèmes d’urbanisme adaptatif (depuis 2016).

Ces avancées ne créent pas une abondance magique, mais une abondance organisée. Les besoins fondamentaux deviennent plus faciles à fournir et moins coûteux à synchroniser. Lorsque l’accès à ces besoins cesse de dépendre de la rareté, la monnaie cesse d’être un filtre nécessaire. C’est la deuxième faille structurelle dans son rôle.

Fao.orgWikipediaIeee-pes.orgThelancet.comMedia.mit.edu

3.3. LIBÉRATION DE LA COORDINATION

La justification la plus solide de la monnaie, depuis Adam Smith (1723-1790) jusqu’à Friedrich Hayek (1899-1992), est son rôle de coordination. Le marché, disait Hayek dans «L’Utilisation de la connaissance dans la société (The Use of Knowledge in Society)» (1945), est un mécanisme ingénieux qui permet à chacun de prendre des décisions rationnelles sans connaître l’ensemble du système.

L’IA modifie pour la première fois cette prémisse. Des systèmes de gestion prédictive — aujourd’hui utilisés dans les ports logistiques, les réseaux énergétiques ou le transport public — montrent qu’il est possible de coordonner efficacement des millions d’interactions sans passer par les prix. Des travaux comme ceux présentés dans «Nature Machine Intelligence» (depuis 2021) sur les systèmes multi-agents illustrent comment des réseaux d’IA peuvent optimiser la gestion de ressources partagées en continu.

À grande échelle, cela signifierait qu’une partie de la coordination économique pourrait être assurée par des modèles calculatoires, plus rapides et plus précis que les signaux du marché.

Loin du fantasme d’un contrôle total, il s’agit plutôt d’un système distribué, adaptatif où la coordination repose sur des flux d’informations plutôt que sur des transactions monétaires.

C’est la troisième faille dans le modèle monétaire : son rôle d’infrastructure pourrait être concurrencé par des modèles plus performants.

Wikipedia 1Wikipedia 2Nature.com

3.4. L’OBSOLESCENCE PROGRESSIVE DE LA MONNAIE

La monnaie ne disparaît jamais d’un coup ; elle décline dès que ses fonctions peuvent être assurées autrement. Dans une société où l’automatisation prend en charge la majeure partie du travail, où les besoins fondamentaux peuvent être garantis sans rareté artificielle et où la coordination est assurée par des systèmes intelligents, la monnaie perd progressivement ses usages essentiels.

L’économie du numérique a déjà montré des zones où la monnaie s’efface partiellement : les biens informationnels ont un coût marginal proche de zéro, comme l’ont analysé Yochai Benkler dans «La Richesse des réseaux (The Wealth of Networks)» (2006) ou Carl Shapiro (1955) et Hal Varian (1947) dans «Information Rules» (1999).

Les plateformes collaboratives, malgré leur récupération par le capitalisme, démontrent la possibilité de systèmes d’accès non transactionnels. L’économie des communs numériques étudie depuis 20 ans des modèles où les ressources sont partagées sans besoin d’achats, comme l’a décrit Mayo Fuster Morell (1975) dans «Governance of Online Creation Communities for the Building of Digital Commons: Viewed Through the Framework of the Institutional Analysis and Development» (2010).

Dans ce contexte, la monnaie ne s’effondre pas : elle devient superflue dans une part croissante de la vie collective. Elle glisse vers un rôle secondaire, limitée à des usages individuels, esthétiques ou symboliques, tandis que la production et la distribution essentielles s’organisent par d’autres moyens.

Wikipedia 1Wikipedia 2Mayofuster.namePapers.ssrn.com


4. SANS FRACAS

Si j’ai voulu interroger l’avenir de la monnaie, c’est parce que l’irruption des intelligences artificielles dans le monde créatif que j’habite a mis au jour une fragilité plus large. J’ai vu la peur, la colère, l’intimidation circuler — et je les ai parfois reçues en pleine figure. On demande aux artistes de justifier leur processus, de prouver leur «authenticité», de s’expliquer sur la part d’IA qu’ils utilisent comme s’il existait une norme invisible.

Après tout, cette crispation révèle surtout une dépendance économique : tant que créer reste un moyen de survivre, chaque outil nouveau est perçu comme une menace. Ce travail part d’un autre imaginaire : celui d’une société où la création redevient un choix, une vocation et non une condition de subsistance.

Si la monnaie doit perdre un jour son rôle central, ce ne sera ni par révolution violente ni par décret. Les institutions profondes ne s’effondrent pas sous les coups : elles s’estompent lorsque d’autres formes d’organisation deviennent plus efficaces. Une telle transformation, si elle advient, serait graduelle, presque silencieuse : d’abord la libération partielle du travail, puis la garantie des besoins essentiels, ensuite l’émergence de systèmes de coordination intelligents et enfin la réduction progressive du rôle de la monnaie dans la vie quotidienne.

Comme l’a montré Fernand Braudel (1984-1985), les systèmes économiques ne meurent pas. Ils «passent au second plan» lorsque les pratiques sociales se déplacent ailleurs. Et, comme le rappelle James C. Scott (1936-2024), les sociétés changent rarement par rupture ; elles glissent, lentement, vers d’autres modes d’organisation.

Dans cette perspective, la sortie de la monnaie ne ressemblerait pas à une abolition, mais à un dépérissement tranquille : un abandon naturel, sans fracas, parce que nous aurions appris à organiser la vie collective autrement avec des outils plus adaptés que ceux hérités de l’Antiquité. Un monde où la création pourrait enfin s’affranchir de la contrainte économique et où l’artiste n’aurait plus à justifier comment iel crée.

Wikipedia 1Wikipedia 2

Cetusss, Genève le 10/12/25