SYNDROME CROFT

INCONSCIENCE GLOBALE DE LA CONQUÊTE SYSTÉMIQUE

CHAPITRE I : LE SYNDROME JONES
CHAPITRE II : SELFIES DE L’EFFONDREMENT
CHAPITRE III : HÉRITAGE DE TOUTES LES CONQUÊTES
CHAPITRE IV : NOUVEAU SYNDROME
CHAPITRE V : RESPONSABILITÉS


CHAPITRE I : LE SYNDROME JONES

Il y a quelque chose d’intouchable dans la figure d’Henry Walton Jones (alias Indiana) (1). Une aura tissée de courage, d’intelligence et même de virilité teintée d’ironie, puis d’un sens de l’aventure qui traverse les générations. Derrière le fouet, le chapeau se joue un récit autrement plus structurant : celui de l’homme occidental chargé d’extraire du monde ce qu’il estime digne d’être conservé, impunément. Le geste patriarcal est toujours le même : entrer, s’emparer, détruire, repartir. Le tout sous le drapeau de l’universalisme ou de la sauvegarde culturelle.

Le «syndrome Indiana Jones» n’est pas un terme académique officiel, mais il est bel et bien utilisé dans certains cercles — notamment dans les milieux culturels, muséaux, archéologiques ou postcoloniaux — de manière critique ou métaphorique. Indiana Jones n’est plus qu’une simple icône cinématographique. Henry Walton Jones est aussi le nom de son père, ajoutant une double strate d’héritage. Tous deux incarnent le même modèle archétypal d’un rapport spectaculaire au monde — un rapport qui confond savoir et pouvoir, découverte et domination.

Un article publié en 2021 dans le journal «Weekendavisen» (2) illustre précisément cette dérive en analysant le désintérêt persistant de l’Occident pour les avancées majeures de l’archéologie chinoise. L’auteur y dénonce un biais civilisationnel : alors que l’Égypte ancienne bénéficie depuis longtemps d’une visibilité saturée, nourrie d’imaginaires bibliques et d’aventures coloniales, des découvertes tout aussi exceptionnelles, comme celles de la cité de Shimao ou du système hydraulique de Liangzhu, restent largement ignorées en dehors de la Chine. L’article révèle que ce déséquilibre n’est pas simplement dû à la barrière linguistique ou à un déficit d’accès aux sources, mais s’enracine dans une vision du monde eurocentrée, où l’exotisme n’est acceptable qu’à condition de rester familier. L’archéologie devient alors un terrain idéologique : ce qu’on choisit d’exhumer et de valoriser reflète moins une quête universelle de vérité qu’un prisme culturel — précisément ce que le fameux syndrome incarne et perpétue.

CHAPITRE II : SELFIES DE L’EFFONDREMENT

En décembre 2015, une œuvre monumentale est installée sur le parvis du Panthéon, à Paris : vingt tonnes de glace venues du Groenland, découpées dans un fjord et acheminées par bateau jusqu’en France, fondent lentement à ciel ouvert. L’installation, intitulée «Ice Watch» (3) et signée Olafur Eliasson (1967) et le géologue Minik Rosing (1957), est présentée comme un geste artistique fort à l’occasion de la COP21.

Le message se veut clair : il faut rendre visible ce qui se perd. Le dispositif devient rapidement un lieu d’attraction. Les passants se pressent, tapent la pose, se prennent en photo devant les blocs qui dégèlent. Des enfants grimpent sur les masses translucides. On touche, on filme, on partage. Chacun repart avec son image — un selfie de glace, souvenir d’une apocalypse fondante. Cette scène incarne à elle seule notre rapport contemporain et paradoxal au monde : admirer ce que l’on contribue à détruire, figer dans l’image ce que l’on accélère par sa seule présence. Ce qui devrait rester inaccessible — la matière même de l’effondrement — est réduit à un support expérientiel.

Ce geste n’est pas symbolique uniquement : l’impact écologique de l’œuvre est parfaitement mesuré et assumé. Selon le rapport officiel, l’exposition «Ice Watch» a généré 30 tonnes d’équivalent CO₂. Le transport seul des 12 blocs de glace — 80 tonnes prélevées dans le fjord Nuup Kangerlua, près de Nuuk — représente 93 % de ces émissions. Cela équivaut à 30 allers-retours en avion entre Paris et le Groenland. À cela s’ajoutent les déplacements des équipes techniques et l’organisation parisienne. Ce n’est donc pas seulement un symbole déplacé, mais un sacrifice logistique odieux au nom de la sensibilisation. Les artistes ont affirmé que la glace était déjà «perdue». No comment.

Cette logique n’est pas réservée à l’art. Elle imprègne aussi des gestes anodins : voyager, découvrir, admirer. Le tourisme de masse que la société valorise le plus repose sur un paradoxe actif : détruire la planète dont on cherche à contempler la beauté. Prendre l’avion pour voir des girafes, un glacier, une forêt tropicale ou un littoral menacé revient à en accélérer l’effacement. On brûle de plus en plus vite ce que l’on vient caresser du regard. Nos déplacements ne sont plus jamais neutres face à la réalité du réchauffement climatique : ils consomment, ils dérèglent, ils propagent.Le tourisme aérien représente à lui seul près de 8% des émissions mondiales de CO₂, selon Sustainable Travel International (4). En période de pointe, l’aviation contribue à près de 5% du réchauffement climatique global, si l’on inclut les traînées de condensation, ces cicatrices invisibles laissées dans l’atmosphère. Pour mesurer l’ampleur du phénomène, il suffit d’ouvrir «Flightradar24» (5) : à toute heure du jour ou de la nuit, des milliers d’avions quadrillent simultanément le ciel. Chaque point jaune est un trajet individuel. L’ensemble compose une marée permanente, silencieuse, quasi invisible, dont les effets, eux, sont bien réels.

CHAPITRE III : HÉRITAGE DE TOUTES LES CONQUÊTES

Ce chapitre tente de faire tenir ensemble ce qui est cloisonné : les conséquences des transports inter-espèces, le regard photographique comme geste de domination douce et la violence anti-spéciste.

Le même aveuglement se répète à une autre échelle : celle du vivant déplacé. À force de voyager, d’exporter, de faire circuler sans fin, l’humain déplace aussi les espèces. Certaines deviennent invasives, non par choix, mais par contamination. Le frelon asiatique, les fourmis d’Argentine, les algues toxiques ou les champignons mortels — tous introduits involontairement par l’industrie, le tourisme ou la logistique — colonisent des écosystèmes entiers, et en détruisent l’équilibre. Ce ne sont pas des guerres déclarées, ce sont des occupations accidentelles. Mais elles sont tout aussi réelles. Elles traduisent l’aveuglement de notre mobilité : la nature n’est pas un décor qu’on traverse impunément.

Cette même ignorance se retrouve dans l’usage contemporain de la photographie dite engagée. En France, il est encore courant de voir exposés des travaux réalisés par des photographes blanc·hes, cisgenres, issu·es de milieux privilégiés, qui représentent des personnes racisées, queer ou précaires, au nom d’un engagement supposé. Le regard ne se remet pas en question : il documente, il se veut allié, mais il continue de capter ce qui ne lui appartient pas. Le Brésil aurait évolué dans ce domaine (6). Certains travaux montrés il y a dix ans ne le seraient plus aujourd’hui. En France, la critique de ces pratiques est plus timide. On s’affiche «queer» ou «décolonial» comme on adhère à un label. Mais derrière les mots, peu de décentrement réel. Peu de remise en cause du cadre de production lui-même.

Cette posture, qui consiste à capturer pour dénoncer, à montrer pour exister, rejoue une forme d’appropriation maladroite. Elle ne pose pas la question essentielle : à qui appartient ce que je regarde et montre ? Que suis-je en train de faire en photographiant un corps qui n’est pas le mien, une histoire qui ne m’appartient pas ? C’est une conquête par le regard, aussi banale que profondément politique.

Une manière d’agir sur le monde sans jamais interroger sa légitimité. Conquérir n’est plus un geste héroïque, mais un automatisme hérité. L’humain occidental, dans son rapport au savoir comme à l’image, continue de prendre, d’extraire, de documenter et trop rarement de rendre.

La médecine moderne, malgré ses bienfaits, s’est en grande partie construite sur la douleur d’autres espèces. Dans les années 1950, le cas d’Harry Harlow (7) reste emblématique : arracher des bébés singes à leurs mères pour observer les effets de l’absence d’affection. Ivan Pavlov (8), avant lui, affamait ses chiens pour mesurer leurs réflexes. Et aujourd’hui encore, des centaines de milliers d’animaux subissent chaque année des protocoles d’expérimentation au nom de la science, notamment pour des laboratoires pharmaceutiques.

Pire encore, un réseau international de maltraitance animale d’une cruauté extrême a été révélé en 2023 (9). Derrière des vidéos diffusées en ligne se cachait une économie souterraine où de jeunes singes étaient capturés, torturés, parfois jusqu’à la mort, sous commande. Ces actes n’étaient pas isolés, mais répondaient à une logique de profit : mises en scène, demandes spécifiques, diffusion virale. La souffrance devenait contenu, marchandise, produit d’appel. Ce scandale a mis en lumière non seulement l’ampleur de la cruauté, mais surtout l’indifférence structurelle que nous opposons à la douleur animale dès qu’elle devient image, spectacle, transaction.

Tout est rarement remis en question. Souvent dans une indifférence complète à ce qu’elle détruit, c’est la méthode qui devrait l’être. Cette violence n’est pas toujours spectaculaire, elle nourrit potentiellement la curiosité morbide. La dissonance entre le confort de la connaissance et la brutalité de ses moyens est rarement interrogée, tant elle est intégrée à la structure même de ce que l’on considère comme rationnel, neutre, nécessaire. Le progrès, dit-on, justifie les moyens. Mais ce que nous appelons progrès n’est souvent que la continuation d’un pouvoir exercé sur d’autres êtres vivants.Tout cela dessine une continuité qu’on ne peut plus ignorer. La conquête n’est pas toujours armée. Elle peut être douce, scientifique, esthétique, virtuelle. Elle procède d’une même logique : prendre sans rendre, comprendre sans assumer, montrer sans réparer. Il ne s’agit pas ici de condamner, ni de hiérarchiser les fautes.

CHAPITRE IV : NOUVEAU SYNDROME

Le récit d’aventure a longtemps normalisé l’idée que la découverte justifie la destruction. Les univers vidéoludiques encore aujourd’hui en prolongent la logique, en rendant le joueur en apprentissage de la dévastation. Le monde n’est plus seulement un décor à parcourir : il devient ressource à exploiter, obstacles à abattre, terrain à remodeler par la force de la manette ou de la télécommande.

En 1996, le studio britannique Core Design lance «Tomb Raider» (10). On y découvre Lara Croft, archéologue aventurière aux capacités physiques démesurées, évoluant dans des environnements où chaque énigme, chaque obstacle, chaque victoire est assortie d’une destruction. Pensée d’abord comme un avatar technique pour montrer la puissance des nouvelles consoles 3D, elle devient rapidement une icône culturelle mondiale. Mais derrière l’esthétique soignée et les récits de quêtes antiques, la logique reste inchangée : l’exploration n’est qu’un prétexte. La trace véritable laissée par ses aventures est celle de ruines supplémentaires.

Dans de nombreux jeux, chaque avancée suppose un saccage : un temple s’écroule, une statue est pulvérisée, un écosystème est ravagé. La faune, qu’elle soit menaçante ou non, sert souvent de simple verrou scénaristique. Un ours peut être abattu, non par nécessité, mais pour révéler un passage ou un secret. La prédation est intégrée à la mécanique même du jeu. Se dessine ainsi ce que j’appelle le «Syndrome Lara Croft» : des conquêtes récentes, parfois vécues par procuration, mais répétées jusqu’à banaliser la violence — puis, par extension, les mensonges d’État et la guerre. On explore en effaçant, on découvre en massacrant, on avance en vidant le monde derrière soi. Ce n’est plus seulement un héritage narratif : c’est un réflexe appris, intégré, reproduit.

CHAPITRE V : RESPONSABILITÉS

Réduire les dommages n’est pas affaire de prouesses techniques, mais probablement de choix assumés. Voyager moins loin, vivre peut-être même plus proche de son lieu de travail, fortement réduire ou renoncer à certaines formes de loisir destructrices : autant de gestes à portée immédiate, mais qui exigent un renversement d’imaginaire, plus d’explorations virtuelles immersives. La question n’est pas de savoir ce que la planète peut supporter, mais ce que nous acceptons d’abandonner pour y survivre.

L’intelligence artificielle n’apportera pas de salut mais plus de recul. Elle peut sans doute servir de miroir élargi : modéliser l’ampleur des impacts, pointer les angles morts, explorer des scénarios de transition. Certains outils suivent déjà les rejets de méthane à l’échelle mondiale, d’autres aident à concevoir des politiques climatiques plus cohérentes, ou proposent, par le jeu, des alternatives comportementales. À Genève, la chaleur de serveurs informatiques (11) alimente désormais des milliers de foyers — preuve que la technique peut se plier à la sobriété lorsqu’elle est pensée pour elle. Rien de tout cela ne remplace la lucidité. L’illusion d’un progrès qui réparerait ce qu’il détruit doit céder la place à un autre rapport au monde : un savoir qui ne conquiert pas, une technique qui ne prolonge pas cette conquête systémique que nous feignons de condamner.

Cetusss, Genève le 9/8/25


(1) Série de films : «Indiana Jones et les Aventuriers de l’arche perdue» (Steven Spielberg, 1981), «Indiana Jones et le Temple maudit» (Steven Spielberg, 1984), «Indiana Jones et la Dernière Croisade» (Steven Spielberg, 1989), «Indiana Jones et le Royaume du crâne de cristal» (Steven Spielberg, 2008), «Indiana Jones et le Cadran de la destinée» (James Mangold, 2023). Page wikipédia (Téléfilms 1994-1996 ; Jeux vidéo 1982-2024).

(2) Peter Harmsen, «Indiana Jones-syndromet», Weekendavisen, rubrique Idéer, no 31, 6 août 2021. Consulté en traduction anglaise (réalisée par l’École d’archéologie de l’Université d’Oxford) sous le titre «The Indiana Jones Syndrome and the Golden Age of Chinese Archaeology», weekendavisen.dk, arch.ox.ac.uk.

(3) Site web de l’installation «Ice Watch» de Olafur Eliasson, COP21, conférence internationale de 2015 où les États ont adopté l’Accord de Paris sur le climat. #IceWatchParis

(4) Le site web Sustainable Travel International propose des données claires sur l’empreinte carbone du tourisme et sur les leviers pour réduire l’impact des voyages à l’échelle mondiale.

(5) Le site web Flightradar24 est une plateforme en ligne qui permet de visualiser en temps réel le trafic aérien mondial.

(6) Article de Tomas Cajueiro «Photographic Collectives: In Search of a Definition for a Possible Vector of Decolonial Photography», ResearchGate, 2023. Université autonome de Barcelone (Espagne)

(7) Harry Harlow (1905–1981), psychologue américain, connu pour ses expériences controversées sur des singes rhesus dans les années 1950-60. Page Wikipédia. Vidéo de Feldup sur le sujet, publiée le 17 décembre 2021 (âmes sensibles s’abstenir).

(8) Ivan Pavlov (1849–1936), physiologiste russe, célèbre pour ses expériences sur le conditionnement menées sur des chiens, notamment la salivation provoquée par des stimuli associés à la nourriture. Page Wikipédia

(9) Article de Wild beim Wild «Un réseau de torture de singes et de cruauté sadique envers les animaux découvert» publié le 22 juillet 2023. L’article expose une enquête sur un réseau international.

(10) Série de jeux vidéo : Tomb Raider (Core Design, 1996-2003 ; Crystal Dynamics, 2006-2018), comprenant notamment Tomb Raider (1996), Tomb Raider II (1997), Tomb Raider III (1998), Tomb Raider: The Last Revelation (1999), Tomb Raider: Legend (2006), Tomb Raider: Anniversary (2007), Tomb Raider: Underworld (2008), Tomb Raider (2013), Rise of the Tomb Raider (2015), Shadow of the Tomb Raider (2018). Adaptations cinématographiques : Lara Croft: Tomb Raider (Simon West, 2001), Lara Croft: Tomb Raider, le Berceau de la vie (Jan de Bont, 2003), Tomb Raider (Roar Uthaug, 2018). Page Wikipédia

(11) Infomaniak inaugure début 2025 un data center révolutionnaire à Genève, qui recycle 100% de l’énergie qu’il consomme pour chauffer 6’000 logements : toute l’électricité produite (serveurs, ventilation, onduleurs) est récupérée sous forme de chaleur via un système de pompes à chaleur, puis injectée dans le réseau de chauffage urbain (1,7 MW soit 14,9 GWh/an)